Alice Boinet : « C’est un vrai feu d’artifice quand on arrive à faire venir certains artistes »
La 42ème édition du festival Art Rock s’est tenu du 6 au 8 juin 2025 en plein coeur de la ville de Saint-Brieuc. Ils ont été 80.000 à se rassembler pour 3 jours de musique, de spectacles et de fête. A danser sur les rythmes endiablés d’Angélique Kidjo, Philippe Katerine ou encore La Femme. A reprendre les tubes de Franz Ferdinand et de Texas. A frissonner devant Cat Power, icône de la scène folk américaine. Au delà du site du festival, c’est toute la ville qui a vibré, chanté, dansé de midi à minuit et jusqu’au bout de la nuit pour certains. Aux manettes depuis une dizaine d’années, la programmatrice Alice Boinet a une nouvelle fois concocté une affiche éclectique mêlant grands noms internationaux et valeurs sûres de la scène française. Une tache loin d’être facile mais néanmoins passionnante. La première soirée de concert a déjà eu lieu alors que nous la rencontrons pour revenir sur cette très belle édition 2025.
The Morning Music : Comment s’est passé la soirée d’hier ?
Alice Boinet : Très bien, c’est toujours un moment où on doit tout caler, reprendre les bonnes habitudes, et tout cela sous la pluie. La programmation était ambitieuse parce qu’il y avait Texas, l’une des grosses têtes d’affiche cette année ainsi que la création avec Yelle pour fêter ses 20 ans de carrière. Sur les cinq artistes jouant sur la grande scène, quatre lançaient leur tournée de festival avec un live dédié. Donc même pour les artistes, il y avait une sensation de première date, avec des changements de plateau ne durant qu’une demi-heure. C’est toujours un peu complexe, il faut aller vite mais finalement tout s’est bien passé. Les concerts étaient à la hauteur. Et malgré la pluie, tout le monde s’est amusé. Je n’ai eu que des bons retours. Après, les gens ne me disent peut-être pas quand ce n’est pas bien (rires).
TMM : Tu es programmatrice du festival Art Rock depuis presque 10 ans mais ce festival, c’est avant tout une histoire de famille…
Alice Boinet : Oui, le festival est né avec mon père qui était fan de rock quand il était étudiant. Il est né à Quessoy, un petit bourg à 15 kms de Saint-Brieuc. On est à la fin des années 70 et je pense que les Rolling Stones sont sa plus grande obsession à ce moment là. Il est d’abord allé découvrir les festivals britanniques avant d’aller faire ses études à Rennes où il a rencontré Jean-Louis Brossard qui commençait à mûrir le projet des Transmusicales de Rennes. L’association Wild Rose qui organise Art Rock apparait d’ailleurs sur l’affiche de la 1ère édition en 1979 parce qu’on les a aidé. Inspiré des exemples des festivals anglais, il monte une première édition à Quessoy en 1978 qui était davantage axé sur le folk et le blues. C’est en 1983 que le festival s’installe à Saint Brieuc. Dans l’association, il y avait donc mon père, ma mère et toute une bande de copains dont certains restent toujours au Conseil d’administration de Wild Rose à l’heure actuelle. C’est une belle histoire d’amitié et de famille, de gens qui croient en leurs rêves même si ça peut sonner cliché de dire ça. Dans les années 80, on se mettait moins de barrières qu’en 2025. L’envie de monter un festival était plus forte que la peur de perdre de l’argent. Et dès la première édition, il y avait ce souhait de mélanger les genres artistiques, d’intégrer en plus de la musique, des expositions d’art contemporain, des spectacles audacieux allant du théâtre à la danse en passant par l’art de rue. Voilà d’où est née l’idée de faire un festival, à Saint Brieuc, qui mélange les genres artistiques et 42 ans après, force est de constater que le modèle est resté.
TMM : Pour sa 42ème édition, le festival annonce complet, ce qui n’est pas le cas de nombreux événements bretons. Comment expliques-tu le succès d’Art Rock ?
Alice Boinet : Je pense que la première raison, c’est l’attachement que les festivaliers et les festivalières ont envers Art Rock. A l’échelle de la France, il y a peu de vieux festivals comme celui-ci. En plus de cela, le festival s’inscrit dans la ville et je crois que les habitants y sont fortement attachés. On sait que pour les briochins et les briochines, le week-end de la pentecôte est forcément marqué par le fait qu’Art Rock déboule dans leur quotidien. Et qu’ils achètent ou non leur billet, sachant que 42% de la programmation est gratuite, ils trouveront forcément des expos, des concerts, des spectacles gratuits. Quand on grandit à Saint-Brieuc, on sait qu’Art Rock fait partie de notre vie. Et le fait que ce soit un vieux festival permet d’avoir un public intergénérationnel. Ceux qui avaient vingt ans en 1983 et dont c’était le premier festival reviennent aujourd’hui avec leurs enfants et leurs petits enfants. Tu vois la boucherie qui est là derrière l’arbre ? (sur la Place de la résistance ndlr). Le propriétaire m’a dit que le moment où il fait son meilleur chiffre de l’année, ce n’est pas à Pâques ou à Noël mais au week-end de la pentecôte. Bien qu’il n’y ait pas vraiment de lien entre la viande et Art Rock. Mais les familles ou les enfants qui sont partis faire leurs études ailleurs reviennent durant Art Rock parce que c’est le rendez-vous immanquable de l’année.
TMM : Organiser un événement est toujours quelque chose de complexe, avec une baisse constante des financements publics et des cachets qui explosent depuis le Covid, quel regard portes-tu sur l’économie des festivals en 2025 ?
Alice Boinet : On repose sur un modèle économique qui est hyper fragile. C’est-à-dire que notre objectif est d’arriver à l’équilibre en tant qu’association à but non lucratif. Pour cela, il faut que l’on soit complet à 97%, ce qui est énorme. Ce n’est pas viable parce qu’il suffit d’une tempête ou d’une programmation qui plait un peu moins et on n’y arrive pas. Depuis le Covid on y arrive mais c’est toujours un peu risqué. D’autant plus qu’il y a 42% de la programmation qui est gratuite. Ces spectacles sont en accès libre pour les festivaliers et festivalières mais l’association paye les artistes, les techniciens, les structures donc ça reste très cher à organiser. Cela fait partie de l’ADN d’Art Rock. Si on l’enlève on perd de l’intérêt alors que le but du festival est de s’étendre dans la ville et de faire participer tous les habitants. Pour financer ça, il nous faut de l’argent public auquel cas il nous faudrait augmenter énormément nos tarifs, ce qui n’est pas possible. Il y a la crise économique et Saint Brieuc est l’une des villes les plus pauvres de Bretagne. On ne peut donc pas augmenter nos billets de plus d’un ou deux euros chaque année. Pour justement continuer à proposer un festival accessible au plus grand nombre.
TMM : Cette année on pourra voir sur scène des grands groupes internationaux, on peut citer Texas, Franz Ferdinand ou encore Cat Power, mais aussi des révélations francophones tels que Solann ou Aliocha Schneider. Quel est ou sont les artistes que tu es impatiente de voir sur scène ce week-end ?
Alice Boinet : J’étais très contente de voir Texas parce que je les avais vu l’été dernier à Arles. C’était dans le cadre exceptionnel du théâtre antique qui fait beaucoup mais c’était magnifique. D’autant plus que la voix de Sharleen Spiteri n’a pas bougé. C’est hyper rock en concert et je savais que ça allait être bien mais je me demandais tout de même si le public allait adhérer. Et ça a été le cas ! J’avais vraiment hâte aussi de voir la création des 20 ans de Yelle parce que c’est une artiste à laquelle on est vraiment attaché à Art Rock. Parce que c’est notre star briochine et que nos histoires sont entremêlées.
TMM : Vous avez d’ailleurs co-produit le spectacle qu’elle a présenté.
Alice Boinet : Oui, exactement. Elle était en résidence ici à la Passerelle la semaine dernière pour créer le spectacle donc c’est super de voir aussi l’aboutissement de tout ce travail en amont. J’ai très hâte de voir Cat Power aussi. Parce que je suis fan et parce que c’est une artiste qui est rare sur scène, d’autant plus dans des festivals de cette ampleur. Parce que c’est aussi un projet vraiment particulier puisqu’ellle reprend un concert de Bob Dylan de 1966. Cela fait des années qu’on essaye de la faire venir et qu’à chaque fois on n’y arrive pas pour des questions de calendrier. On y est enfin arrivé et elle nous fait en plus le cadeau de nous laisser l’exclusivité puisque c’est sa seule date en France cette année. J’ai hâte de voir le live de Philippe Katerine aussi.
TMM : Le public retrouvera également Royal de Luxe avec un tout nouveau spectacle.
Alice Boinet : Oui c’est la dixième fois qu’ils viennent au festival. De la même façon que Yelle, nos deux histoires sont vraiment liées. Durant les premières éditions d’Art Rock, Royal de Luxe était déjà programmé et depuis ils sont revenus régulièrement. Jean Luc Courcoult, le metteur en scène, m’a appelé l’an dernier pour me dire qu’il avait une nouvelle idée de spectacle. On en a parlé pendant des mois pour savoir si c’était envisageable et au final, on s’est rendu compte qu’on allait pouvoir le faire. C’est un sacré défi parce que la compagnie est davantage connue pour des spectacles de grande ampleur avec des géants. Là, on revient à la genèse de Royal de Luxe avec un spectacle de place plus intimiste qui accueille tout de même 1000 personnes à chaque représentation. Et c’est un beau défi. Ils ont présenté la première hier lors d’une représentation réservée aux groupes scolaires, aux associations du secteur social et aux résidents d’ehpads. C’était génial de les voir jouer la première de ce spectacle face à un public spécifique qui est parfois assez difficile à capter. Ça a très bien marché.
TMM : Votre programmation met en avant des groupes locaux, notamment Louise Papier et Ne rangez pas les jardins qui se produiront aujourd’hui, comment se passe cet accompagnement durant l’année qui précède leur passage ?
Ne rangez pas les jardins, c’est un projet mené par la chanteuse Léa Digois, accompagnée sur scène de Louis Hamon à la guitare et de Franck Richard qui est le batteur de plusieurs projets et qui joue les trois jours à Art Rock cette année : avec Yelle hier, Ne rangez pas les jardins ce soir et SBRBS demain. C’est vraiment l’habitué du festival. Et donc on les a accompagné tout au long de l’année avec Bonjour Minuit, la Scène de musiques actuelles de Saint-Brieuc et à travers des ateliers thématiques. Le pôle communication les a aidé à créer un kit presse, à écrire une biographie. Le pôle administration a évoqué avec la professionnalisation en tant que musicien, comment faire des contrats. Et il y a eu ensuite deux temps de résidence qui se sont passés à Bonjour Minuit, pour préparer le spectacle qu’on verra ce soir. J’ai vu les résidences et c’était vraiment beau. Léa est une artiste qui écrit de la poésie contemporaine mise en musique et c’est très beau, très élégant.
TMM: Y’a-t-il un ou une artiste que tu rêves de programmer depuis longtemps ?
Alice Boinet : Il y a en tellement. Comme chaque année, il y a de belles victoires. Avec certains artistes, ça en devient gaguesque. Par exemple, pour programmer Cat Power, j’écrivais le même mail tous les ans en juillet-août à sa représentante en France. Et à chaque fois c’était non. Et puis cette année, elle m’a appelé. Ça a mit du temps pour que ça se mette en place, mais quand elle m’a finalement appelé pour me confirmer sa venue, j’ai demandé si elle était sûre ! Je ne voulais pas qu’elle me donne de faux espoirs. Ça faisait des années que je rêvais de faire venir Angélique Kidjo également. A titre personnel, j’adore sa musique et je trouve que c’est une artiste qui correspond parfaitement à Art Rock. Pour l’ouverture qu’elle a dans sa musique, pour l’aura qu’elle a d’une espèce de déesse de la musique africaine et plus largement de la musique pop. Et c’est une rêve fou qui se réalise enfin. Pour le futur, la liste est trop longue mais peut-être je mettrais Nick Cave ou Iggy Pop en premier. Il va falloir que je me dépêche. Il y a toujours des icônes que l’on rêve d’approcher. L’année dernière, on a donné une carte blanche à Etienne Daho que l’on a réussi à programmer après des années d’attente. Mais c’est vraiment comme ça que l’on crée de l’excitation et que c’est un vrai feu d’artifice quand ils arrivent au festival.
Rendez-vous les 22, 23 et 24 mai 2026 pour une 43ème édition d’Art Rock.